Dans un monde où les disciplines intellectuelles tendent souvent à s’isoler, « Politiques de la destructivité », ouvrage dirigé par François Bafoil et Paul Zawadzki, représente une tentative audacieuse de briser ces cloisons. Paru en juin 2024 aux éditions Hermann, ce livre est le fruit de trois ans de séminaires intensifs, où l’objectif était de tisser des liens entre les sciences humaines, sociales et la psychanalyse. Mais quelles passerelles ces disciplines peuvent-elles réellement construire ? Quelles nouvelles perspectives peuvent-elles offrir lorsqu’elles dialoguent ? Eléments de réponse !
La genèse du séminaire « Politiques de la destructivité », un pont entre les disciplines
Lancé en 2021 au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), le séminaire « Politiques de la destructivité » cherche à raviver les échanges entre sciences humaines et psychanalyse. François Bafoil et Paul Zawadzki, directeurs de l’ouvrage éponyme, expliquent l’origine de cette initiative… Malgré une résurgence d’intérêt pour des thématiques telles que la mémoire, le déni ou le refoulement, et pour des penseurs tels que Norbert Elias, qui a exploré en profondeur l’œuvre de Freud, les auteurs constatent une rupture de communication entre l’analyse du psychique et celle de l’historique. Cette dissonance est surprenante, considérant que Freud, Emile Durkheim et Max Weber, figures de proue de ces domaines, étaient presque contemporains.
Particulièrement en France, la discussion entre ces champs a toujours été tendue, la sociologie durkheimienne ayant écarté l’étude de la subjectivité pour s’établir. Même en Allemagne, où la sociologie s’est développée sur d’autres bases épistémologiques, la psychanalyse de Freud reste à la périphérie de la sociologie compréhensive de Max Weber. Pourtant, jusqu’aux années 1980, un dialogue fructueux a existé en France, influençant historiens, sociologues, anthropologues et philosophes politiques tels que Michel de Certeau et Cornelius Castoriadis. C’est cette richesse d’échange que François Bafoil et Paul Zawadzki aspirent à restaurer à travers leur séminaire et l’ouvrage « Politiques de la destructivité », pour réexaminer et renforcer les liens entre ces disciplines essentielles.
Réconcilier sciences sociales et psychanalyse, une nécessité rénovée
Depuis quelques années, un fossé s’est creusé entre les sciences sociales et la psychanalyse, un écart qui a étonnamment durci les échanges entre ces disciplines pourtant nées en pleine effervescence intellectuelle de la fin du XIXe siècle. Cet isolement mutuel, particulièrement marqué en France où la sociologie s’est historiquement érigée en négligeant l’aspect subjectif de l’humain, contraste avec des tentatives plus intégrées en Allemagne. Malgré des efforts passés pour maintenir un dialogue fructueux, notamment jusqu’aux années 1980 où historiens, sociologues et philosophes puisaient librement dans les deux champs, la situation actuelle révèle un manque criant d’interaction.
C’est l’assèchement de ce dialogue qui a motivé François Bafoil et Paul Zawadzki à reprendre le flambeau et à explorer de nouveau les territoires communs et les tensions entre ces disciplines. Ils constatent que l’intégration du psychique et de l’historique est loin d’être naturelle. Le risque est double : pour les psychanalystes, celui de réduire la complexité des phénomènes sociaux à des explications purement psychanalytiques comme si la théorie freudienne pouvait s’appliquer mécaniquement aux sphères sociales ; pour les sociologues et politologues, celui de délaisser les dimensions passionnelles et pulsionnelles qui façonnent pourtant profondément les sociétés.
Cette approche renouvelée, proposée par Bafoil et Zawadzki, cherche à redynamiser l’échange entre ces domaines en les repensant à travers des prismes contemporains. Ils invitent à une réflexion profonde sur la barbarie qui a marqué l’Europe du XXe siècle, résonnant avec les mots de Pierre Hassner sur l’importance des passions dans l’histoire, et soulèvent la pertinence d’une réconciliation entre l’analyse des structures sociales et l’exploration de l’inconscient collectif. Par ailleurs, l’effort de réconciliation n’est pas seulement académique, il vise aussi à enrichir notre compréhension des dynamiques modernes, où la violence pulsionnelle et la destructivité demeurent des thèmes centraux et alarmants, à l’heure où les sociétés semblent de plus en plus polarisées et traversées par des courants de haine renouvelés. Un effort de réconciliation qui passe inexorablement par une plus large diffusion du savoir… A ce propos, il faut saluer la politique de diffusion du savoir de Science Po, soutenue par de nombreux mécènes, qui continue son effort de diffusion des publications des chercheuses et chercheurs, grâce à l’archive ouverte de l’école.
De Freud à l’histoire : explorer les confluences dans « Politiques de la destructivité »
Dans son essence, l’ouvrage « Politiques de la Destructivité » est une exploration profonde des intersections entre les sciences humaines et la psychanalyse, qui révèle un panel riche d’analyses et d’interprétations. Coordonné par François Bafoil et Paul Zawadzki, le livre est structuré en deux parties distinctes, et chacune enrichit le débat à sa manière…
La première partie de l’ouvrage est une plongée dans les fondamentaux de la théorie freudienne, avec des contributions de penseurs éminents tels que Paul-Laurent Assoun et Abram de Swaan. Concrètement, ladite section réévalue des concepts clés comme la masse, la répétition, et le déni, en les scrutant à travers le prisme d’autres disciplines comme l’anthropologie. Elle soulève des questions pour le moins provocantes sur la pertinence universelle du complexe d’Œdipe, en mettant en lumière des perspectives critiques comme celle de l’anthropologue Bronisław Malinowski, qui remet en question l’applicabilité de ce concept au-delà des structures familiales patrilinéaires aryennes. Les penseurs comme Erich Fromm sont également convoqués pour leur remise en cause des fondements de l’anthropologie freudienne, un renouveau critique essentiel.
Pour sa part, la seconde partie s’oriente vers une application des théories psychanalytiques à des expériences socio-historiques précises, telles que les violences de guerre ou les délires nationalistes. Les chapitres de François Bafoil, Julia Laureau, et Paul Zawadzki abordent de manière incisive la manière dont les outils psychanalytiques peuvent être employés pour comprendre et analyser les phénomènes politiques et sociaux. Autrement dit, cette partie du livre se veut un terrain d’essai pour les concepts psychanalytiques, les confrontant aux réalités souvent brutales de l’histoire contemporaine.
Entre ces deux parties, le dialogue entre Annette Becker, historienne des violences de guerre, et Françoise Davoine, psychanalyste, sert de pont exemplaire entre l’analyse historique et la pratique clinique. Un dialogue qui illustre parfaitement la démarche du livre : rapprocher l’histoire « et sa grande hache » des approches cliniques adaptées aux traumas psychiques profonds.